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| Infra-mince 5 (2010) Interdisciplinarités
Sur la mémoire chez Arno Gisinger et Anthony Haughey
par Etienne Hatt
Nombreux sont les artistes qui s’intéressent aujourd’hui au passé ou à ses traces. Au sein de pratiques multiples qui oscillent entre poétique des ruines et reconstitution de l’événement, Arno Gisinger et Anthony Haughey se singularisent par leur rapport fertile aux sciences humaines et leur approche politique et critique de la mémoire.
Le paradigme des sciences humaines
Les sciences humaines, avant tout l’histoire et l’anthropologie, nourrissent les travaux d’Arno Gisinger et d’Anthony Haughey. Elles constituent un cadre théorique et influencent la production et la postproduction de l’œuvre.
Arno Gisinger fait souvent référence à l’analogie entre discipline historique et photographie établie par Siegfried Kracauer dans L’histoire. Des avant-dernières choses1. Partant du constat de la quasi-simultanéité de l’apparition de la photographie et de l’historicisme, cette façon d’écrire l’histoire qui s’en tient aux faits, Kracauer ne développe pourtant pas l’analogie, attendue, entre une discipline historique objective et un nouveau médium réputé pour sa capacité à enregistrer le réel. Au contraire, il affirme qu’une photographie ne peut être le miroir de la nature, qu’elle est nécessairement une construction qui implique, comme en histoire, une distance avec son objet et une capacité à choisir et à hiérarchiser. C’est dans cet écart relatif avec le réel que réside l’analogie entre histoire et photographie.
Au-delà de cette analogie, les œuvres d’Arno Gisinger et d’Anthony Haughey révèlent des emprunts méthodologiques aux sciences humaines. Historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, Arno Gisinger a longtemps fait de cette période le cœur de ses travaux photographiques qui, de la série de 1994 consacrée au village d’Oradour-sur-Glane détruit par les Waffen-SS aux camps de nomades de Coudrecieux et Mulsanne ouverts sous Vichy, insistent particulièrement sur les lieux des événements. La prise de vue est précédée de recherches en archives dont il tire des informations de première main qui lui permettent de dépasser les évidences ou de mettre à jour une topographie quand les traces du passé ont disparu. La série Disputed Territory (1998-2006) d’Anthony Haughey porte, quant à elle, sur les événements plus récents des conflits de territoires en Irlande, en Bosnie et au Kosovo. Effectuant un travail de terrain, l’artiste privilégie une méthode intersubjective fondée sur l’échange avec les populations locales et les acteurs de la reconstruction. Il collecte des faits précis et recueille des témoignages qui constituent l’une des principales sources documentaires sur les événements et contribuent au choix des lieux photographiés.
L’importance que les deux artistes accordent à ces enquêtes est confirmée par l’intégration de documents à leurs œuvres. Resolution (2003), installation multimédia d’Anthony Haughey et partie intégrante de Disputed Territory, diffuse ainsi les témoignages de survivants de crimes commis en Bosnie et au Kosovo. De même, 147, rue Sainte-Catherine (2004) d’Arno Gisinger comprend, incrusté dans la photographie d’une façade bordelaise, le contenu d’une archive relative à la déportation d’un des résidents de l’immeuble. Cette photographie fut, de plus, exposée dans une installation présentant des fac-similés de pièces d’archives.
Enfin, Arno Gisinger et Anthony Haughey ne sauraient réduire la diffusion de leurs œuvres aux seuls lieux de l’art. Ils exposent notamment dans l’espace public, des musées historiques ou des universités. Si de tels lieux confirment l’intérêt des deux artistes pour les sciences humaines, ni l’un ni l’autre ne propose pour autant des œuvres illustratives. Le contexte de l’exposition est, en effet, pour Arno Gisinger le moyen de créer un décalage qui déjoue les attentes du regardeur et le pousse à s’interroger réellement sur ce qu’il voit. Les lieux et les méthodes d’intervention très variés d’Anthony Haughey s’expliquent, quant à eux, par le militantisme politique de l’artiste.
Ce rapport aux sciences humaines peut ainsi s’entendre en termes d’analogie, de transfert, de citation et de diffusion. Il est aussi source d’une ambiguïté recherchée qui renforce l’efficacité politique et critique des œuvres.
La mémoire entre compensation et analyse
Disputed Territory d’Anthony Haughey présente des situations post-conflit en Europe où la mémoire et l’identité sont des questions cruciales. Même si elles appartiennent à un unique corpus, il faut distinguer entre les images d’Irlande et celles de Bosnie et du Kosovo.
Ces dernières s’inscrivent dans une perspective mémorielle compensatoire. Plusieurs éléments (un charnier, quatre cercueils anonymes empilés au fond d’une cave) évoquent la destruction de l’identité et le glissement dans l’oubli. Destroyed Files, Sarajevo (1999) présente des dizaines de dossiers réduits en cendres. Seuls demeurent, bientôt recouverts par la végétation, les anneaux rouillés des classeurs. Cette photographie, très représentative du travail d’Anthony Haughey, fonctionne selon un double registre de sens : l’ambivalence et la métaphore. En effet, rien ne prouve l’importance des documents détruits. Néanmoins, l’imaginaire associé au lieu de la prise de vue renforce son pouvoir d’évocation et en fait une image archétypale de l’oubli. Dans un tel contexte, la fonction de l’artiste est, selon Anthony Haughey, de témoigner de ce déni de mémoire et de tenter de le compenser en suscitant des témoignages.
Les photographies prises à la frontière irlandaise sont aussi ambivalentes et métaphoriques. Mais elles développent davantage une analyse des séquelles mémorielles du conflit qu’elles ne cherchent à instaurer une juste mémoire. Anthony Haughey pointe son objectif sur des motifs parfois anodins (un grillage cisaillé, un baril au bord d’une route) qui, associés à des vues de systèmes de protection et de dispositifs de surveillance, deviennent d’emblée plus menaçants. L’artiste montre comment la mémoire vive du conflit a créé chez chacun un sentiment durable de suspicion et de peur.
Arno Gisinger déplace le propos de l’individuel au collectif. Certes, ses photographies participent à la commémoration du passé. Sans aucun doute, Konstellation Benjamin (2005-2009) constitue, selon l’artiste, un suite de « petits monuments » à Walter Benjamin. Mais ses travaux sont surtout une analyse de la mémoire et de l’oubli envisagés comme des phénomènes politiques, sociaux et culturels.
Les lieux photographiés par Arno Gisinger sont caractérisés par la surprésence ou, au contraire, la surabsence du passé comme le montrent les travaux récents consacrés aux « non-lieux de mémoire » des séries Coudrecieux et Mulsanne (2006) ou Konstellation Benjamin. L’artiste s’attache alors à souligner la banalisation du lieu gagné par l’oubli. Son point de vue tangent glisse sur le motif et le regard se perd dans la multitude des détails offerts par la grande profondeur de champ. Mais, loin de dénoncer un déni de mémoire, les contre-images d’Arno Gisinger se contentent de constater une absence.
Par leur intérêt pour cet objet culturel qu’est la mémoire et par leurs démarches contextuelles et interdisciplinaires, Arno Gisinger et Anthony Haughey participent à la nouvelle contemporanéité de la photographie identifiée par Michel Poivert. Ayant constaté à la fois l’épuisement du rapport étroit, en vigueur depuis les années 1980, de la photographie à l’art contemporain et la large descendance d’Allan Sekula visible dans le renouvellement du documentaire social, Michel Poivert conclut en effet à la prochaine histoire commune de la photographie et des sciences humaines2.
1 Siegfried Kracauer, L’histoire. Des avant-dernières choses, Stock, 2006. Voir le chap. 2, “La démarche historique”, p.103-120.
2 Michel Poivert, « La photographie contemporaine a-t-elle une histoire ? », communication au colloque Photographie contemporaine et art contemporain, INHA, 22-23 octobre 2007.
Etienne Hatt est l'auteur d’un Master 1 sur l’histoire dans la photographie contemporaine et collaborateur à la Galerie VU’, Paris.
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