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| "J’ai mal au fond de nos yeux" Peut-être est-ce l’une de ces mystérieuses phrases, tirée de la nouvelle de Julio Cortázar Las babas del diablo (Les Fils de la vierge) publiée en 1959, qui a inspiré au réalisateur italien Michelangelo Antonioni un point de départ littéraire à son film Blow-Up (1966). Alors que l’ambitieuse nouvelle de Cortázar, mélange de réalisme fantastique latino-américain et de nouveau roman français, restait réservée au cercle des connaisseurs littéraires, le chef d’œuvre d’Antonioni appartient depuis longtemps aux classiques du cinéma du XXe siècle. Blow-Up jouit du statut de film culte auprès de nombreux photographes et cinéphiles. De subtiles analyses dispensées par des historiens du cinéma ou des spécialistes du genre ont ainsi résolu quelques énigmes du film . Les raisons de ce succès intemporel semblent être évidentes : Une écriture filmique unique, un déploiement de stars comme Vanessa Redgrave en mystérieuse inconnue et David Hemmings dans le rôle principal du photographe Thomas, une subtile manière de diriger la caméra avec des plans fixes inhabituellement longs, une musique originale d’Herbie Hancock avec la participation légendaire du groupe The Yardbirds et enfin un scénario de polar avec supposé meurtre et cadavre disparu.
Le film, qui sera interprété rétrospectivement comme une analyse contemporaine des bouleversements sociaux de l’Europe d’après-guerre et comme un hommage à la Beat generation du London underground des années 60, avait déjà eu au moment de sa sortie un impact social. En 1967, à cause, ou plutôt grâce à, son potentiel subversif et ses images audacieuses pour l’époque, Blow-Up reçut la palme d’or au festival de Cannes.
Michelangelo Antonioni ou l’art de fabriquer des images
Au-delà de son succès public et critique, on peut aussi lire le film d’Antonioni comme un commentaire philosophique de l’image. Blow-Up pose la question fondamentale du rapport entre la réalité et la fiction dans l’univers des images techniques par l’alternance de l’image cinématographique (animée) et de l’image photographique (fixe). L’artifice narratif par lequel le réalisateur implique les spectateurs dans un va-et-vient complexe entre production et réception d’images se base sur la figure d’identification d’un photographe mondain . Thomas, présenté au début de l’action comme un angry young man légèrement arrogant, possède tout ce qui caractérise un photographe star selon les clichés en vigueur : depuis le loft-studio photographique à Londres jusqu’aux femmes attirantes qui se jettent littéralement à ses pieds, en passant par le cabriolet aux lignes élégantes. A côté de son activité de photographe de mode en studio, Thomas s’affirme aussi comme auteur d’images indépendant. Il discute avec son éditeur d’un projet de livre dont le contenu porterait un regard critique sur la société. Ainsi, la réalité sociale extérieure existe-t-elle aussi pour lui à côté du monde du studio. Thomas est dépeint comme la figure d’un homme d’images universel à l’écoute de son temps.
Mais il va perdre successivement – et nous avec lui – sa confiance dans l’omnipotence et la force probante des images photographiques. Il croit tout d’abord avoir empêché un meurtre par sa simple présence armé de sa caméra, puis plus tard, persuadé de l’existence de celui-ci, il pense pouvoir reconstruire, et par là éclaircir, le déroulement des faits au moyen de l’analyse de ses propres images. Il réalise pour cela des agrandissements successifs, croyant que chaque photographie est imprégnée d’informations visuelles latentes qui restent invisibles pour l’œil humain. A la fin il ne reste plus que le grain, et il s’approche ainsi des images abstraites d’action painting de son ami Bill. L’information issue de ces agrandissements se révèle être une interprétation projetée dans l’image. Au fil de l’histoire, le réalisateur nous présente le protagoniste comme un Wilhelm Meister de la photographie, qui perd la foi en l’ontologie indicielle de l’image photographique. Mais grâce à une fin ouverte, Antonioni laisse à son héros une petite lueur d’espoir tout en offrant simultanément au spectateur un nouveau modèle d’interprétation. Au terme du film, lorsque Thomas peut soudain entendre le bruit d’une partie de tennis mimée, prendre la balle et la retourner avec un sourire entendu, sa tristesse d’avoir perdu foi en l’authenticité des images ne sera pas trop grande. Au contraire, l’idée que l’image photographique puisse être une construction visuelle acquiert quelque chose de réconfortant. Comment trouver une métaphore plus percutante de notre comportement ambivalent envers le médium photographique, dont nous attendons toujours depuis son invention qu’il nous invente un nouveau monde tout en nous apportant la preuve de l’existence des choses ?
Si l’on considère Blow-Up comme une source photo-historique d’un autre ordre, à savoir comme témoin cinématographique des discours sur l’image des années 1960, alors le film raconte un passionnant chapitre de l’histoire de la photographie. Ou, formulé d’une manière plus personnelle : Sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale et la corruption idéologique de la fabrication d’images par le national-socialisme, un (anti-)héros du neorealismo déclinant comme Thomas incarne la figure d’identification idéale pour une nouvelle génération de jeunes photographes. Lorsque Timm Rautert (né en 1941), par exemple, voit le film pour la première fois au cinéma, il vient de commencer ses études de photographie auprès d’Otto Steinert à la Folkwangschule d’Essen. Ce n’est pas un hasard si l’œuvre de Rautert est imprégnée dès le début d’un double intérêt : l’analyse des réalités sociales (la photographie comme preuve de la réalité) et l’analyse de l’image (la photographie comme construction, et la déconstruction du fonctionnement des instruments de la photographie) ne sont pas contradictoires chez lui. Sa trajectoire artistique et son enseignement à la HGB de Leipzig depuis 1993 sont le fruit des nombreuses questions en suspens sur le discours visuel posées par Antonioni et Cortázar, et trouvent leur écho dans les travaux actuels de ses étudiants.
Julio Cortázar ou l’art de lire des images
Une façon, entre mille, de combattre le néant, c’est de prendre des photos. C’est une activité à laquelle on devrait habituer les enfants de bonne heure, car elle exige de la discipline, une éducation esthétique, la main ferme, le coup d’œil rapide. (p. 133)
Toutes les qualités que le narrateur définit comme étant l’idéal putatif de l’artisanat photographique sont portées jusqu’à l’absurde par Antonioni à travers la dure école de la pratique qui ouvre les yeux de Thomas l’incroyant. En regardant de plus près le modèle littéraire, on constate que Cortázar déjà déconstruit ironiquement cette norme du bon photographe comme un modèle culturel ressassé. Le personnage principal s’appelle Roberto Michel, un français d’origine chilienne, traducteur de son état et photographe amateur de bon niveau. Le théâtre de l’action n’est pas comme dans Blow-Up la trépidante ville de Londres, mais la vieille capitale du XIXe siècle : Paris. La topographie de l’histoire, avec toutes ses allusions littéraires, comporte de manière évidente des traits autobiographiques.
Julio Cortázar, né à Bruxelles en 1914 de parents argentins, et mort à Paris en 1984, vit à partir de 1951, après ses études à Buenos Aires, dans la métropole française qui le fascinera et l’inspirera durant toute sa vie. Il compose ici la plupart de ses nouvelles et de ses romans parmi lesquels le livre intellectuel culte publié en 1963, Rayuela (Marelle). A côté de son activité d’écrivain, Cortázar travaille comme traducteur et transpose entre autres des textes d’Edgar Allan Poe en espagnol. Cortázar a en commun avec l’artiste maudit américain non seulement l’amour pour la nouvelle fantastique, mais aussi l’intérêt pour la photographie en tant que modèle d’interprétation de la réalité .
Julio Cortázar, immortalisé en 1966 par Gisèle Freund dans sa série de portraits en couleur d’écrivains, évolue en observateur attentif de la production photographique de son époque dans les cercles intellectuels marqués par l’existentialisme rive gauche. Il transpose dans les monologues intérieurs et les réflexions de Roberto Michel les deux courants photographiques qui dominent alors en France : d’un côté la philosophie de « l’instant décisif » d’un Henri Cartier-Bresson et de l’autre les images narratives d’auteurs photographes comme Brassai ou Robert Doisneau, qui ont stylisé de manière quasi-intemporelle l’image et l’atmosphère de Paris dans les années d’après-guerre.
Dans Les Fils de la vierge, Julio Cortázar s’intéresse autant au potentiel narratif des images photographiques qu’au processus d’écriture lui-même. Comme dans beaucoup de ses textes, il rend le lecteur complice de l’action par des procédés stylistiques. Roberto Michel raconte son histoire alternativement à la première et à la troisième personne, pour que « personne ne sache jamais qui raconte vraiment ». Si on la considère de la perspective de sa conclusion, l’action est somme toute banale : Roberto Michel est assis devant sa machine à écrire dans son appartement rue Monsieur-le-Prince et travaille à la traduction française de complexes textes juridiques d’un auteur latino-américain nommé José Norberto Allende. Sur la paroi opposée est accroché l’agrandissement d’une photographie qu’il a lui-même prise quelques semaines plus tôt et qui le fascine ensuite de manière imprévue à tel point qu’elle l’empêche de travailler (écrire). Peu à peu le lecteur apprend ce qui s’est passé, quand il n’est pas tenu en haleine par le narrateur (les deux narrateurs) qui introduit des digressions philosophico-photographiques ou philosophico-littéraires : lors d’une excursion dominicale avec son appareil photo sur l’île Saint-Louis, Roberto Michel photographie une scène d’intimité entre une femme blonde et un adolescent (avec un homme inconnu au second plan) et par son voyeurisme trouble la curieuse constellation triangulaire. Lorsque la femme remarque qu’elle est prise en photo, elle exige en vain de Roberto Michel qu’il restitue le film. Stimulé par sa fantaisie érotique, il croit avoir sauvé le jeune homme de la perversité de la femme blonde ou même d’un crime commis par le grand inconnu. « Au fond, cette photo avait été une bonne action. » (p. 147)
Ce n’est que quelques semaines plus tard, lorsqu’il développe le film en question et agrandit le négatif, que Roberto Michel commence à accorder une signification à l’événement. A l’observation du grand tirage accroché au mur, le narrateur projette une seconde fois ses propres interprétations de la réalité sur l’image et devient ainsi tout à la fois observateur et protagoniste de sa propre histoire. L’action devient complexe et passionnante par sa narration inhabituelle et sa double temporalité qui résulte de la confrontation de l’histoire passée (l’histoire de l’origine de la photographie) et du présent de la narration (l’observation de la photographie agrandie). Les parenthèses régulières au sujet de l’apparition de nuages et d’oiseaux peuvent être lues aux deux niveaux temporels. Elles se rapportent aussi bien à la vue par la fenêtre qu’au monde de la photographie.
Dans la première partie de la nouvelle, le lecteur se confronte à l’acte de photographier à travers les commentaires de Roberto Michel. L’appareil photographique en tant qu’instrument d’enregistrement, en tant que machine à produire du réalisme à partir du phénomène de la pure observation, de la « vision sans limite », fonctionne de manière quasi-analogue à la machine à écrire dans sa relation à la parole. Dans la seconde partie, par contre, il s’agit de l’acte d’interprétation. A partir d’un détail insignifiant, l’observateur se construit sa propre image mentale et son interprétation personnelle. Seule l’interaction des deux processus, production d’images et réception d’images, rend justice au phénomène photographique. Une vingtaine d’années avant La Chambre claire de Roland Barthes, on trouve ici formulée littérairement l’idée du studium et du punctum. La fabrication d’images est conditionnée par les moyens techniques de leur auteur, tout comme l’écriture dépend des possibilités narratives de l’écrivain.
Personne ne saura jamais comment il faudrait raconter cette histoire : à la première ou à la deuxième personne du singulier, ou à la troisième du pluriel, ou en inventant au fur et à mesure des formules nouvelles, mais au fond cela ne servirait à rien. Si l’on pouvait dire : je vîmes monter la lune ; ou : j’ai mal au fond de nos yeux, ou, en particulier : toi, la femme blonde, étaient les nuages qui passent si vite devant mes tes ses votre leurs visages. Seulement voilà... (p. 129)
Pour le lecteur, ce manifeste du premier paragraphe n’est compréhensible qu’à la fin du texte. Pourtant, cette formulation du doute productif pour le répertoire formel propre à l’auteur pourrait valoir aussi pour le photographe et son processus créatif.
Après Thomas et Roberto Michel ou les nouvelles voies photographiques
Ce serait décidément avoir bien courte vue que d’étiqueter les travaux présentés dans ce catalogue uniquement dans la tradition des approches formulées dans Blow-Up et dans Les fils de la vierge, ou de considérer les Meisterschüler comme des successeurs empressés de Thomas et de Roberto Michel. Pour les étudiants d’aujourd’hui, loin d’être des figures d’identification, les deux protagonistes stylisés d’autrefois sont au mieux des icônes de l’histoire de la photographie. Effectivement, la perception et le statut de la photographie ont radicalement changé après Cortázar et Antonioni. Pour ne nommer que deux phénomènes : D’un côté, l’art conceptuel des années 1970 a provoqué une ouverture et conduit à une nouvelle interprétation du médium ; de l’autre, le succès sur le marché de l’art et l’établissement institutionnel définitif de la photographie durant les deux dernières décennies ont eu des conséquences d’une grande portée sur sa transmission et son enseignement.
Comment réagissent les jeunes artistes photographes à la situation actuelle ? Même si la classe de Timm Rautert à Leipzig est plus une école de l’attitude qu’une école du style, l’interaction des positions individuelles rassemblées aux yeux de tous peut esquisser certaines tendances.
Étrange que cette scène (presque rien en fait : un homme et une femme qui ne sont pas du même âge) ait eu comme une aura inquiétante. Je pensais que c’était moi qui y ajoutais cette tonalité et que ma photo, si je la prenais, replacerait les choses dans leur sotte vérité. (p. XXX)
Le scepticisme envers la photographie comme preuve de la réalité est un fait établi pour la nouvelle génération de photographes. Il appartient au bagage philosophique de chaque approche photographique du monde. Cependant, ou peut-être justement c’est pourquoi, on se confronte à nouveau avec un intérêt redoublé aux questions de la réalité sociale. Cela est peut-être dû au contexte spécifique de Leipzig et aux oppositions loin d’être surmontées entre l’Est et l’Ouest. Mais pas seulement. Lorsque Falk Haberkorn et Sven Johne entreprennent un inventaire photographique de l’ex-RDA quinze ans après la chute du mur, ils expriment aussi la stupeur envers leur propre pays, devenu par certains aspects étranger. Par conséquent, leurs réponses ne relèvent pas du domaine de l’ancien photojournalisme. Ni même de ce qu’on pourrait décrire comme de la photographie documentaire ou militante. Il s’agit bien plus d’une nouvelle forme de documentaire qui inclut sciemment la fiction et construit une distance d’observation à la place d’une proximité explicatrice du monde.
Les photographies noir et blanc de Falk Haberkorn prises de la perspective subjective d’une voiture en route font penser à un road movie dans lequel le protagoniste ne descend pas et refuse à l’observateur tout accès aux objets de son désir. L’automobile, autrefois symbole de la liberté de voyager, fonctionne ici comme un intérieur protégé, et le regard à travers le pare-brise comme un filtre, un cadre pour le monde extérieur devenu étrange. Sven Johne combine des images de champs moissonnés et de prairies avec des récits. Ces contre-images, loin des paysages fleuris promis et espérés , sont recouvertes d’anecdotes macabres qui peuvent être lues comme un symptôme de l’état des rapports embrouillés entre les anciens et les nouveaux länder. Les deux photographes se réfèrent dans la présentation de leurs travaux aux modes de fonctionnement du photojournalisme sous la forme d’un journal mural collé à la paroi et composé d’articles tirés de la presse régionale qu’ils ont rassemblés durant le voyage.
La méfiance envers les médias et le photojournalisme d’ancienne facture semble se retrouver dans de nombreux travaux de Leipzig confinés aux espaces des galeries. Mais leur référence n’est pas non plus l’ancien idéal du white cube. Le concept de galerie d’auteurs fait penser, entre autres, au modèle antérieur de l’agence de photographes qui peut garantir un meilleur contrôle et un meilleur usage des œuvres. Les travaux de Tobias Zielony montrent eux aussi la tendance à la distanciation d’avec les anciennes formes du reportage social même si son travail repose sur une proximité voulue avec les portraiturés. Dans de grands lotissements de plusieurs villes européennes, il photographie, surtout de nuit, des adolescents qui se réunissent en groupes. Ses images sont à mi-chemin de l’intimité et d’une observation extérieure et se lisent comme un catalogue du langage corporel des adolescents.
« De toute façon, on peut, en prenant ses précautions, en se méfiant des erreurs du regard, on peut regarder avec moins de risques de se tromper. Il suffit peut-être de savoir ce que l’on veut : regarder, ou voir ce qu’on regarde ; savoir dépouiller les choses de tous ces vêtements étrangers. » (p. 135/136)
Dans ses grandes projections silencieuses, Frank Berger invite les visiteurs de la galerie à devenir les observateurs clandestins de scènes de rues. Ses impressions londoniennes montrent des variations de l’immuable. Ce sont des plans fixes d’un flux d’images constant, qui au moyen de la projection sont remis en marche. Le fait d’insister sur un seul point de vue permet de porter son attention non plus sur le photographe mais sur l’action pure. Comme Auggie Wren, dans le film de Paul Auster, qui photographie chaque jour à la même heure le même carrefour, Frank Berger produit à travers ses séries d’images temporelles une archive quotidienne de l’urbain. Une figure centrale, que l’observateur commence à suivre comme le protagoniste d’un film et qui le fait inévitablement entrer dans l’événement, se tient le plus souvent au milieu de la cohue. Linda Weiss place également le spectateur devant l’image en tant qu’image avec ses icônes cinématographiques de la culture populaire américaine. Dans sa dernière installation vidéo, elle insiste sur une boucle de deux minutes extraite du film hollywoodien Terminator. Dans la tradition de l’appropriation, l’explosion atomique constituée d’images manipulées, ne renvoie au final qu’à elle-même et au geste politique de l’artiste. Göran Gnaudschun au contraire met en lumière les espaces frontières. Ses éclairages énigmatiques se placent dans la continuité de l’iconographie romantique. Ils mettent en parallèle des sous-bois et des portraits nocturnes éclairés au flash, replongeant ainsi le spectateur face à ses propres images intérieures et ses fantaisies. L’Homme à la caméra de Florian Ebner enfin est une allusion au film éponyme de Dziga Vertov datant de 1929. Contrairement au caméraman de la modernité omniprésent chez Vertov, le protagoniste ici ne réussit absolument pas à faire fonctionner la caméra vidéo. Dans le monologue intérieur qui l’accompagne, la suite d’images arrangées dans une attitude voyeuriste tourne à vide. Parce que l’observateur / lecteur se demande qui est ici vraiment le voyeur ou la crapule. La vérité ne se trouve, comme chez Cortázar, qu’au niveau sémantique. Les frontières entre fiction et réalité s’estompent.
Puisqu’il faut raconter, l’idéal serait que la machine à écrire (j’écris à la machine) puisse continuer à taper toute seule et moi, pendant ce temps, j’irais vider un bock au bistro d’à côté. Et quand je dis que ce serait l’idéal, je sais ce que je dis. En effet, le trou qu’il nous faut raconter est celui d’une autre machine, un Contax-1,2, et il se pourrait bien qu’une machine en sache plus long sur une autre machine que moi, que toi, qu’elle (la femme blonde) et que les nuages. (p. 129)
La confrontation avec le dispositif photographique dans le domaine controversé des nouvelles technologies de l’image occupe une partie des artistes de Leipzig. La production iconographique conditionnée par les machines est un thème de réflexion, au même titre que le dépassement de la frontière du médium vers d’autres formes d’expression artistique. Dans ses compositions, Adrian Sauer travaille sur la passerelle entre le monde des images argentiques et celui des images numériques. Des photographies classiques sans marque stylistique particulière servent de base à son travail. Dans un pénible travail de précision, il traite la structure profonde de ces images jusqu’à ce qu’elles paraissent être de véritables images numériques. L’exposition des données sur du papier photographique chimique clôt le cercle de l’hybridation. A travers sa procédure, l’artiste détourne pour ainsi dire l’effet de photoréalisme de sa fin digitale. Kristleifur Björnsson construit des mondes d’images virtuels sur les désirs engendrés par le World Wide Web. Il crée une figure artistique de freak, qui exprime de manière obsessionnelle le pouvoir d’attraction des jeunes femmes – un Thomas des nouveaux médias. Par des procédés de collage, des tirages jet d’encre plus grands que la taille réelle, il réincarne dans le monde physique ses copines du royaume aseptique des données. L’ouverture des frontières entre les différentes pratiques continue avec l’œuvre de Alexej Meschtschanow. L’artiste conceptuel travaille sur des sculptures réalisées avec du mobilier récupéré pour élargir le spectre au tridimensionnel. Il retire leur usage aux pièces de mobilier en leur adjoignant des béquilles inutilisables et les élève au statut de véritables objets de contemplation. Les travaux photographiques de Stephanie Kiwitt fonctionnent eux aussi sur le mode sculptural. Grâce à des instantanés prétendument banals, avec une grande précision dans le cadrage et une perspective ostensiblement subjective, elle attire le regard sur de précaires abris de carton dans la grande ville ou sur des sculptures anonymes du quotidien : configurations éphémères qui gagnent en intensité au fur et à mesure qu’on les regarde et qu’on se laisse imprégner par leurs détails.
Je ne pense pas que, sur le moment, le tremblement presque furtif des feuilles de l’arbre m’ait inquiété, puisque j’ai continué et achevé une phrase commencée. Les habitudes sont comme de grands herbier ; (p. 147)
Les herbiers sont le fruit des systèmes de classification qui déterminent la culture des temps nouveaux et pour lesquels la photographie offre ses services depuis son invention. Dirk Scheidt et Ulrich Gebert se sont donné pour tâche de montrer les usages culturels et les rapports du médium à la science et à l’art. Bien qu’ils se confrontent tous deux au caractère artificiel de la notion de nature, leurs approches sont toutefois différentes. Pendant que Dirk Scheidt met en scène une nature reconstruite en référence à l’art, par exemple en s’inspirant des nénuphars de Monet, Ulrich Gebert déconstruit sur le mode ironique, dans son Atlas des conifères, le sens de l’ordre positiviste de la société moderne. Son listage des appellations invalides démontre la relativité et l’historicité de notre savoir.
Il fixa l’agrandissement sur un mur de la chambre et passa un bon moment, le premier jour, à le contempler et à se souvenir, tout occupé par cette opération comparative et mélancolique du souvenir face à la réalité perdue ; souvenir pétrifié comme la photo elle-même où rien ne manquait, pas même ni surtout le néant, le vrai fixateur, en fait, de cette scène. (p. 145)
Il manque pour ainsi dire tout dans les photographies d’Attika, la dernière série de Ricarda Roggan. Elle photographie des greniers vidés avec sa chambre photographique grand format. Le néant comme véritable fixatif renvoie à la profusion, seule l’enveloppe restante du grenier laisse encore deviner l’accumulation d’autrefois, et après la tabula rasa peut commencer le véritable travail de mémoire. Avec les travaux de Viktoria Binschtok enfin, notre voyage en images débuté dans ce qu’on appelle l’Est pourrait prendre un nouveau départ. Ou justement pas ? Dans le travail LVNY elle traque avec sa caméra des passants new-yorkais qui ont tous un trait commun : ils portent des accessoires en cuir de la marque Vuitton. Rendus à l’anonymat par des cadrages serrés, les photographiés demeurent sans identité ni histoire. Le fondateur de l’entreprise Louis Vuitton a conçu dès le milieu du XIXe siècle des valises et des coffres pour les nouveaux voyageurs et les gens mobiles des métropoles modernes. Aujourd’hui, la marque de haut de gamme française est synonyme de luxe et de chic. L’existence inflationniste de fakes, traitée par Viktoria Binschtok au moyen d’une collection d’annonces trouvées sur e-bay, est utilisée par la marque de manière indirecte pour accroître son chiffre d’affaires. Quelle magnifique métaphore pour l’image photographique. Reproductible sans fin et unique en même temps. Vrai ou faux ?
Mais si je commence à poser des questions je ne raconterai jamais rien. Il vaut mieux que je raconte, raconter est peut-être bien une réponse, au moins pour un de ceux qui lisent. (p. 132)
(essai traduit de l'allemand par A. Steiner)
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