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L'OBJET DE L'HISTOIRE
par Clément Chéroux
Dans les mois qui ont suivi le 11 septembre, une image, plus que toutes autres, s’est imposée comme l’icône des attentats. Prise par Thomas Franklin le 11 en fin d’après-midi, elle représente trois pompiers hissant le drapeau américain dans les décombres encore fumants du World Trade Center. Par son sujet et sa composition, elle rappelle l’une des grandes icônes de la Seconde Guerre mondiale, le symbole de la revanche sur Pearl Harbor et plus largement de la victoire sur l’ennemi : la fameuse photographie des six marines relevant la bannière étoilée au sommet d’Iwo Jima. Parce qu’elle rappelle cet épisode victorieux de l’histoire militaire américaine, mais aussi parce qu’elle s’oppose symboliquement aux images du crash des avions, des tours en feu, ou de New York sous un épais nuage de fumée noire, l’image de Franklin joua, dans le discours médiatique, le rôle d’une « icône positive ». Elle symbolisait une Amérique touchée en plein cœur, mais encore capable de renaître de ses cendres, « tel un Phénix ». Pour toutes ces raisons, l’image connut un considérable succès. Elle fut diffusée à des millions d’exemplaires dans les journaux et les magazines du monde entier. Elle fut couramment reproduite sur les divers artefacts commémoratifs vendus aux abords de Ground Zero, dans les échoppes touristiques, ou sur Internet. L’image de Franklin participa, de ce fait, au processus de marchandisation et de « kitschification » du 11 septembre.
Depuis près d’une quinzaine d’années, Arno Gisinger, artiste autrichien né en 1964, photographe et historien de formation, mène une réflexion en images sur la représentation de l’Histoire. Dans la droite lignée des travaux de Siegfried Kracauer, dont l’ouvrage majeur, L’Histoire. Des avant-dernières choses, vient d’être enfin traduit en français, Gisinger interroge l’analogie qui existe entre la démarche de l’historien et celle du photographe dans leur soumission au réel, dans leur relation à l’exactitude, ou dans leur rapport à la mémoire. Une part importante du travail de Gisinger porte sur les objets. À Oradour-sur-Glane, il a photographié les menus objets retrouvés dans les ruines du village calciné, après le passage de la division Das Reich, le 10 juin 1944. Dans les usines souterraines du Tyrol, où pendant la Seconde Guerre mondiale des travailleurs forcés des camps de concentration fabriquaient des avions de combat pour le compte de l’entreprise d’armement Messerschmitt, il a fixé l’image de quelques outils abandonnés là. Au Kaiserliches Hofmobiliendepot de Vienne, en Autriche, il s’est intéressé aux centaines d’objets spoliés aux familles juives, à l’époque du national-socialisme. Si ces images sont porteuses d’histoire, ce n’est sans doute pas au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire pour leur seule valeur documentaire, mais parce qu’elles mettent en évidence une absence. Fonctionnant selon une rhétorique de la perte et du vide, elles témoignent de la disparition de ceux à qui appartenaient ces objets. Elles laissent imaginer le rapport quotidien qu’ils entretenaient avec leurs affaires personnelles. Comment ils s’asseyaient dans ces fauteuils, dormaient dans ces lits, se regardaient dans ces miroirs. Les photographies de ces « objets mélancoliques » sont, en fait, de véritables portraits in absentia.
Face aux objets du 11 septembre, Gisinger a opté pour une démarche quelque peu différente. Plutôt que de photographier, comme il le faisait habituellement, les restes de la tragédie, il s’est intéressé, cette fois-ci, à ce qui avait été produit pour la circonstance : ces innombrables objets-souvenirs qui, pour la plupart, reproduisent ad nauseam l’image des trois pompiers de Ground Zero. Après avoir patiemment réuni des dizaines de spécimens, il a demandé à une connaissance, un homme d’une soixantaine d’années originaire de New York, de poser pour lui avec ces objets à la main. Le malaise domine cette série d’images. L’homme regarde les objets avec perplexité : un tee-shirt, une tasse à café, une assiette décorative, un cendrier, une petite sculpture en plastique, un oreiller, ou une boule à neige. Il les examine et les soupèse. Il n’ose jamais vraiment se les approprier. Il les repousse parfois, puis les reprend sceptique. Il fixe de temps à autre l’objectif comme s’il nous invitait, nous aussi, à nous emparer de ces objets. Cet homme, photographié par Arno Gisinger, incarne, par sa façon d’être, ses gestes et son comportement, la gêne que nous sommes beaucoup à éprouver à l’égard de ces objets. Cet embarras n’est pas simplement dû à l’insupportable kitsch patriotique de ces artefacts commémoratifs, ou au fait que leurs producteurs aient pu envisager tirer un profit commercial des attentats. Il est aussi causé par l’excès que matérialisent ces objets. Excès dans la réitération de l’image des trois pompiers à des millions d’exemplaires, sur de multiples supports, en différents formats. Excès mis au carré par le fait que cette image renvoie à une autre icône qui a elle-même connu tous les avatars d’une reproduction endémique. Excès, enfin, dans la superposition des strates de mémoire et de signification. À la différence des autres séries de Gisinger, où les objets stigmatisaient un manque ou une absence, ils traduisent ici une effarante surabondance. Ils sont les produits d’une société entièrement régie par les lois de la consommation où l’histoire est immédiatement recyclée en mémoire… Une mémoire conçue sur le mode du prêt-à-penser.
Clément Chéroux est historien de la photographie, conservateur au Centre Pompidou – Musée National d’Art moderne. Il publiera au printemps 2009 un essai sur les photographies du 11 septembre.
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